La sentinelle de pierre - partie 1
La sentinelle de pierre: relation de voyage au pays des Andes centrales, parc provincial de l'Aconcagua et ascension du toit des Amériques au cours du mois de février, de l'année 2010.
En ce jour du 23 février 2010 vers 13h30, j'ai traversé le miroir de mon impossible altitude, atteint le faîte de la sentinelle de pierre Inca, la lumière des Amériques, le Cerro Aconcagua qui éclairera à jamais ma mémoire parfois défaillante. Quand je dis impossible, elle ne l'était qu'à moi-même qui alors n'avais jamais atteint cette hauteur, cet état dans lequel je reste suspendu dans le temps et dans l'espace. Même si maintenant je m'en suis éloigné, ce lieu garde encore une partie de mon âme, qui reste pour honorer la croix qui l'orne et tous les dieux dont le séjour là-haut est permanent. La sentinelle de pierre se dresse encore imperturbable, indestructible, terrible et belle à la fois. Aussi faut-il en coucher le récit tant l'oubli peut saisir mon esprit, encore si peu accoutumé à l'évocation de ses souvenirs.
Le départ
Le matin du 13 février, comme à mon habitude, je me suis levé à 5h30, pris mon petit déjeuner et me suis préparé pour rejoindre mes enfants chez Marie-Christine. J'ai préparé leur petit déjeuner, vérifié leurs devoirs et les ai accompagné à l'école. Avant de partir, j'ai rassemblé autour de moi, Delphine, Alice et Vincent. Je leur ai expliqué que je partais gravir une très haute montagne et que tout au long de l'ascension, ils m'accompagneraient en pensées. Je leur ai dit que l'amour que je leur portais était plus que tout. Je leur ai promis de revenir, puis je les ai embrassé tous trois. De retour de l'école je me suis un instant recueilli devant le portail de la petite église orthodoxe du quartier. Je me rappelais le Pope, un homme chaleureux et affable. Que cet homme soit remercié pour son amabilité coutumière.
Ce jour là je suis parti de l'aéroport de Lyon vers 15h pour un vol en direction de Madrid. De là j'allais attendre un autre vol pour Buenos Aires. Je me sentais dans les meilleures dispositions d'esprit lorsque l'avion prenait son envol et déjà je m'émerveillais des altitudes atteintes. Passant au plus haut des courbes de la Saône et du Rhône je voyais Lyon se déployait comme un tapis dense d'habitations, toutes resserrées, semblant transies par les frimas de l'hiver. Lyon grelottait sous la neige. Plus loin, au dessus du massif central un épais voile de nuages blanc s'étendait à perte de vue, d'une apparente régularité, mais qui recélait d'élégante striure qui lui donnait un aspect plus solide. Seule une heure après, les monts pyrénéens parvenaient à contenir cette nappe gluante dans les frontières hexagonales. Au delà les vapeurs s'enfuyaient comme lasses d'avoir lutté pour dépasser cette vaste barrière rocheuse.
En s'approchant de Madrid, je portais le regard vers le hublot de vol, en direction de la Sierra de Guadarrama, et plus loin la Sierra de Gredos. Ces reliefs émergeaient nettement de la haute plaine madrilène, encapuchonnés par une épaisse neige. Il était bien loin le temps des chaleurs douces de la Toussaint. La montagne avait revêtu son beau manteau d'hiver. Tout cela suscita tant de souvenirs de villégiature à la Pedriza avec mes chers enfants, transformés pas ces visions aériennes:
Tapis blanc de nuages bas
Purée de bourrelets cotonneux,
tourbillons grumeleux,
dans le champ des platitudes suspendues
inconsistantes.
Ridules, toutes striées,
elles-mêmes ridulées,
tout autour d'un cercle
touchant à l'horizon.
Tout en haut le soleil
qui offre à tous les replis,
la vaporeuse clarté
d'une nacre céleste.
Tout cela se perce
d'une roche avide de lumière,
d'une crête qui expose
aux vents de l'hiver
sa proche blancheur,
à la démesure de l'astre
l'humble et le fier à la fois.
Les monts ont morcellés les brumes
et les brumes effrayées
se sont dispersées.
Derrière la grande barrière,
le gaz pris de vertige
a changé ses vertus.
L'on entrevoit alors
le fourmillement des bois,
des buttes, des habitations,
et l'embellie des champs
en polygones irréguliers,
en assemblages bigarrés,
couleurs unies dans l'ombre,
désunies par les clartés solaires.
Tout cela ne serait rien
si des flots vallonnés
ne s'écoulait en silence,
charriant avec constance
le moindre de mes souvenirs.
Alors qu'en descendant,
toisant les monts
de mon hublot de vol,
je n'apercevais la Sierra,
la Guadarrama,
et mes enfants,
et la Pedriza.
En fin d'après-midi j'atterrissais à Madrid et rejoignait, sur la correspondance Madrid-Buenos Aires, mon fameux compagnon parisien Cédric. Nous prîmes ce vol de nuit de la compagnie aérienne nationale Aerolinas Argentina, et au matin apparaissait les premières habitations de la Plata, la capitale argentine de la région de Buenos Aires. Une atmosphère lourde et humide régnait sur le tarmac en sortant de l'avion. Un front de nuage s'opposait au soleil levant dans une immobilité menaçante. Des éclairs sourdaient de cette masse vaporeuse compacte, comme des flashs étouffés par la moiteur ambiante :
Front de nuages
Temps lourd,
chaleur poisseuse
sur la Plata,
lambeaux gris
dans l'immobilité
des moiteurs tropiques.
En vague déferlante,
la frange des nuages,
irrisée par les clartés du matin,
menace d'envahir la Plata.
Le soleil émerge de sa guangue nocturne
derrière le front humide,
lui qui darde
ses rayons étincelants.
Alors les nuages
comme un génie colérique
bravent la puissance
de l'astre au levant.
Ce matin là nous prîmes notre premier petit déjeuner dans l'aéroport en Argentine. C'était la première fois que je foulais le sol de l'Amérique du Sud, j'étais comme un enfant tout neuf, avide du regard, curieux des choses banales, un peu heureux. J'appelais Sophie, désormais ma louve, dans cette jovialité intérieure qui m'animait. Je l'ai embrassé tendrement et lui souhaitais bonne journée. Comment vous dire par quel bonheur je suis passé à la simple écoute de ses conseils de prudence renouvelés, prodigués avec cette légère pointe d'inquiétude qui fait tout le prix de ses paroles. Nous nous sommes alors dirigés vers le dernier vol qui nous menais à notre destination Mendoza. Nous nous sommes envolés au dessus de la Pampa, vers Cordoba pour une escale temporaire, et j'observais avec un tel émerveillement ces nuages d'orage que nous dominions, formant un assemblage irréel d'un blanc boursoufflé des vapeurs troublées, tourbillonnantes dans l'agitation orageuse sous-jacente :
Cumul sur la Pampa
Les cumulonimbus sur la Pampa champignonnent
et forment d'étranges turgescences,
passant par tous les états d'apesanteur.
Des cheminées en colonnes se lèvent,
de dépressions en surpressions,
dans le vent des gradients thermiques.
Partout à travers l'opale diffractante
se jouent des réflexions dynamiques.
Tables et enclumes semblent immobiles
suspendues dans le vertige du vide.
Autour de la plaine fixe
resplendissent des champs lactescents.
De drôles de poissons vibrionnent,
d'autres baudruches mutantes,
croissent et se désordonnent.
Des circonvolutions de cerveau
dans l' immobilité de l'éther,
célèbrent en extase
les chants de l'immatériel.
La descente sur Cordoba me donna l'occasion de contempler les rivières sillonnant entre les champs cultivés, gras d'une herbe d'un vert profond. L'altitude se prêtait à cet examen attentif, ce point de vue nouveau sur les choses d'ici-bas et comment elles peuvent devenir d'une banale platitude un assemblage géométrique surprenant duquel sillonnent ces rios au court tout en courbes irrégulières et changeantes. Je leur prêtais des intentions ...
Le rio capricieux
Champs, cultures humaines,
toutes en découpes régulières,
imbriquées en angles francs.
Et par delà les intentions polygonales,
le rio qui déploie son cours,
capricieux en courbes inattendues.
Lui seul connait
l'intime déclivité des lieux
et comment se frayer à moindre mal
un chemin vers son frère fleuve.
Après Cordoba nous ne tardâmes pas à retrouver les premiers reliefs qui indiquaient les Andes naissantes. Et puis à la faveur d'un changement de Cap, des pics d'un blanc étincelant, dominant les autres montagnes surgirent à notre vue. Nous approchions de Mendoza, parmi ceux-ci nul doute que l'Aconcagua figurait, mais se pouvait être également le Tupungato, ou le Cordon del Plata. Nous étions trop loin pour pouvoir apercevoir les volcans plus au nord, en nombre incalculable et en majestueuse altitude également, la Puna de Atacama, le Nevado del Cachi, ils sont trop loin mais ne se dérobent pas à mon imagination. Tous ces noms et la première vision de ces montagnes mythiques provoquent encore en moi des larmes de joie, prête à sortir pour célébrer la beauté de ce monde.
Nous avons atterri au petit aéroport provincial de Mendoza. Une fois sortie, une douce chaleur estivale nous attendais. Je m'enquis de l'hôtel auprès de Cédric, afin de le porter sur la carte imprimée de la ville en ma possession. Une fois l'hôtel repéré sur le plan, je hélais un taxi, négociais la course pour un montant de 25 pesos. Nous avons roulé à bonne allure à travers une circulation fluide et déjà je retrouvais tous mes réflexes de voyage. Tout me revenait comme un flash immédiat, l'arrivée à Kathmandu, à Dehli, à Jaipur, à Udaipur, à la verte et propre Bombay, à la curieuse et divine Varanasi. De ce premier voyage en Inde bien des années auparavant, je retrouvais les augures, les curiosités nouvelles, peut être avec beaucoup moins de dépaysement. Ici en Argentine c'était un monde hispanique, auquel j'étais déjà assez accoutumé. Mais j'appréciais à sa juste valeur, ce subtile désordre, des quartiers et des rues périphériques délaissées de la grande cité. J'aimais déjà cette douce chaleur sans excès, et ces longues avenues bordées de grand eucalyptus décharnés.
Nous arrivâmes à l'hôtel où Cédric avait déjà réservé la chambre depuis la France. Nous déposions vite nos affaires pour commencer en ce début d'après-midi nos diverses démarches administratives et logistiques. Ce qui fut en partie fait le samedi après-midi par la réservation des mules à l'office d'Inka Expedition, puis par la location du matériel d'alpinisme pour Cédric, chez Chamonix Outdoor. Nous ne pûmes acheter le permis d'ascension car le secrétariat au tourisme était fermé l'après-midi à partir de 13 heures. Il ouvrait heureusement le dimanche dès 9 heures. Nous finissions la journée par nos emplettes au Carrefour de Mendoza en estimant une quantité de nourriture pour une dizaine de jours d'ascension. Le sac marin que j'avais emporté, était rempli d'aliment divers et varié et pesait à la fin un poids de quelque 30 kg qui me scia les épaules au cours du retour vers l'hotel. Là nous avons confectionné les sacs pour les mules. Nous devions les amener à la base logistique d'Inka Expedition à Los Penitentes, non loin de l'entrée du Parc Régional de l'Aconcagua. Une fois cela réglé, il était déjà 19 heures et nous sommes allé manger un morceau dans un restaurant servant de la viande, un pléonasme en argentine, nation bénie pour les carnivores. Une question demeure vive à mon esprit quant au sort des malheureux végétariens argentins. Quand on parle de viande, on ne parle pas de n'importe quelle viande, on parle de l'art de savoir la griller, tendre et salée à souhait par quelque spécialiste dévolu à cette tâche dans chaque restaurant. Quand on parle de grillade, ce sont toute variété de morceaux, du bovin au porcin. Et le matambre, mon dieu quelle délice, on a en repris plusieurs fois : la grillade était à volonté tout comme le reste d'ailleurs, sauf le vin, et pour un pris modique. Que vous dire du matambre, c'est un abat, délicieusement et délicatement gras, mais aussi pourvu de chair, juste ce qu'il faut ma foi. Il y avait aussi des tripes grillés fort délicates, mais non point du goût de Cédric. Et le vin, un malbec, était bien désaltérant et quelque peu enivrant. Depuis mon retour un de mes collègues m'a fort judicieusement indiqué l'origine de ce cépage, un cépage français originaire de Cahors précisément, introduit en Argentine dès 1880 par des familles immigrantes. L'on voit donc que le vin d'Argentine est bien aussi vieux que celui de certaines de nos régions françaises. Je pense au Languedoc-Roussillon, notamment. Après cette digression culinaro-vinicole, nous avons dormi du sommeil du juste et le lendemain nous étions au devant du secrétariat du tourisme pour acheter notre permis d'ascension, 1200 pesos. Une fois en poche, puis récupération faîte des bagages à l'hôtel nous avons foncé vers la gare routière pour prendre à 10h15 tapante le bus pour Los Penitentes, village desservi par la compagnie Uspallata. Nous étions donc parti de Mendoza le lendemain de notre arrivée, toute les affaires étant prêtes pour notre petite expédition vers le sommet des Andes.
Depuis l'autocar nous menant sur les premiers contreforts des Andes, en quittant l'agglomération de Mendoza, nous avons aperçu le premier sommet enneigé. Il me semblait s'agir du volcan Tupungato à 6600. L'Aconcagua ne devait pas être visible depuis la plaine. Puis nous sommes rentrés dans ces vallées pierreuses et semi-désertiques menant à la ville d'Uspallata. Les montagnes grandissaient à perte de vue, formant déjà des a-pic rocheux vertigineux qui allaient se perdre dans des hauteurs inconcevable dans les Alpes, une dimension toute autre par évidence. J'étais déjà fasciné, envouté par ces idées d'immensité verticale et horizontale, et j'observais muet la succession des paysages le long de la route. A Uspallata nous aperçûmes des grandes hauteurs accessibles par des pentes régulières, il s'agissait de la chaîne du Cordon del Plata, une montagne culminant à près de 6000 m. Plus loin nous sommes rentrés dans une vallée plus étroite menant par cette route internationale à la frontière chilienne. Le soir nous étions à Los Penitentes. Dès notre arrivé nous avons rejoint la base logistique d'Inka Expédition où Sophia, une ravissante petite blonde souriante nous attendais. Nous avons refait une partie de nos sac car ils ne convenaient pas pour le portage des mules, le poids total était également trop lourd dépassant les 60 kg autorisé par mule. Nous nous sommes résolus à porter une plus lourde charge lors de la marche d'approche au camp de base. Puis nous avons dormi dans un petit hôtel en dortoir collectif, en compagnie de jeunes polonais qui revenait de l'ascension réussie du Cerro Aconcagua. A voir leur mine défaite, leur épuisement visible, on sentait par évidence qu'une telle montée était une entreprise sérieuse et éprouvante.
Le lendemain matin nous sommes revenus voir la charmante Sophia. Nous échangeâmes quelques regards complices. Alors que je regardais nonchalamment sa jolie bague passée autour d'un de ses doigts délicat, elle m'avoua qu'elle n'était pas engagée dans une relation. Je la regardais souriant tout en plaisantant sur ses aveux et lui demandais humblement de pouvoir disposer de son adresse mail à notre retour. Je dus me séparer de cette vision d'idylles virtuels, et nous fûmes emmené par le responsable de la logistique en voiture à Horcones, l'entrée du parc régional où devait commencer notre longue marche vers le camp de base. Quelques formalités furent nécessaires au local des gardes, notamment la distribution du sac officiel contenant nos futurs déchets, un sac plastique numéroté identique au numéro de notre permis d'ascension, ainsi qu'un coup de tampon indiquant notre date d'entrée, notre permis n'étant valable que pour une période de 20 jours sur la zone. Nous étions désormais administrativement parés, le reste ne pouvait provenir que du simple effet de notre volonté.
En ce matin ensoleillé, la marche commença dans une véritable ambiance de joie intérieure. L'organisation initiale de l'ascension avait été rondement menée, sans aucune perte de temps inutile. Désormais nous étions juste nous, au devant des hauteurs, avec nos seuls corps et esprit unis dans la détermination du terme convoité. Nos regard lumineux en disait plus long que des discours, nous y étions, nous étions dans les Andes, en route et foulant la terre et les rochers de sa plus haute montagne. Il nous fallut tout juste trois heures pour atteindre le camp de Confluencia à 3400 m d'altitude, là nous louâmes une nuit sous tente que nous occupèrent dès le début de l'après-midi, dans une chaleur suffocante sous la toile. Là nous tentâmes vainement de trouver le repos alors que les cuistots d'Inka s'abreuver d'une musique discordante, fondamentalement déstructurante, une lobotomisation punk-rock argentine. Par ailleurs Cédric venait d'entamer un chorizo local, dont les effets gazeux ne tardèrent pas à apparaître, au grand dam de nos narines. Confluence auditive et olfactive s'accordant sans cesse à troubler notre repos:
Confluencia
Ô saint esprit
auquel j'aspire.
Inspirez-moi
tandis que je respire,
que je suffoque
à l'odeur de ces vents
troublé des mets argentins.
Aucune élévation,
ni celle de la pensée,
ni celle de mon nez,
ne parvient à l'échappement
des épanchements funestes.
Ou plutôt faudrait-il
s'éloigner de ces couches nauséeuses,
des tues-l'amour.
Je défaille, je me sens mal,
je me sens las.
Mais ô que la douleur olfactive
n'est rien comparer à l'auditive.
Alors que beugle
un haut-parleur
sur les hauteurs sévères
les roches arides
sous le soleil irradiant.
Et bien pourtant
la musique arrache tout
des oreilles aux entrailles,
un trash hispano-argentin,
teintée d'attitude punk,
que d'aucun entonne à tue-tête,
d'un air entendu
de fin connaisseur.
Mélodie de l'Aconcagua
qui n'offre point au seigneur du lieu
sa pleine offrande.
A moins que ce soit celle
de nos chairs meurtris
que réclame la divinité du roc.
En fin d'après-midi une horde de bipèdes technologiques apparaissait au camp, coiffés de micro de caméra, entourant un quarteron de jeune érudit télé-réalitaire. La troupe pimpante en mal d'aventure scénarisée constituait « El conquistador del Aconcagua », une nouvelle émission de la chaîne de télévision basque espagnole ETB-2. Tout ce beau monde avait pour conseiller technique montagne un dénommé Juanito Oairzabal, vieux guide de son état, dont les ans avaient blanchis aux hautes altitudes de l'Himalaya. L'aventure s'avérait touchante et particulièrement convaincante dans le soin qu'on y mettait à la spontanéité des rencontres. Chacun des quatre participants au cours de cette fin d'après-midi expérimenta la dure vie des bivouacs esseulés et de la frustre nourriture, sous le regard bienveillant d'une caméra attendrie par si grande rudesse et médusée par tant de hardiesse. Ainsi ces hôtes télévisuels firent la rencontre de Cédric qui se piqua du jeu des apparences dans un désir effréné dont on ne pouvait distinguer entre l'envi d'apparaître sur le petit écran ou le brin de causette à ces exquises jeunes et hardies femmes espagnoles. La caméra témoigna et nul ne sait si le rush s'en trouva retenu ou bien passé aux oubliettes. Nous autres regardions cette curiosité de notre époque où les émotions et autres aventures sont mimés en claps successifs qui se perdent en échos dans la montagne.
Le soir tombait, avant la nuit je montais sur les hauteurs pour mesurer l'échelle dantesque au pied des parois alors qu'en bas gisait le petit campement de Confluencia. Les télévisuels continuaient leur jeu de rôle, s'inventant à l'envi tous les scénarios possibles, sans cesse filmant, comme si tout était signifiant même l'insignifiant, quand bien même tout aurait pu effectivement devenir insignifiant.
La montée au camp de base Plaza de Mulas 4300 m
Le lendemain matin, bon pied bon œil, nous sommes repartis pour une marche de 17 km vers le camp de base Plaza de Mulas. Mon sac à dos me semblait bien trop plein, en excédant la limite des 60 kg , les mules n'avait pas pu tout porter. Le restant devait bien être sur mon dos. Pour autant j'ai pris plaisir à porter cette charge tout au long de cette journée ensoleillée.
Au fil des kilomètres, nous avons levé notre regard dans cette vallée désertique et découvert tant de monts, d'abord sévèrement rocailleux puis d'autres, bien d'autres où sur les flancs sud avaient poussé des glaciers incongrues dans la sécheresse ambiante. Difficile d'imaginer dans un lieu si désolé, si cuisant, sans l'ombre qui vient pâlir l'astre solaire, un hiver plein de neige aussi froid que l'été est cuisante.
Et puis comme nous avancions encore et toujours, pour la première fois nous vîmes une petite partie de la face sud de L'Aconcagua. Ce fut une bien belle entrée en matière, que d'apercevoir cette paroi prestigieuse, toute de glace vêtue, immense, dominant la sécheresse minérale. La vision était intensément contrastée, peut-être plus que tout ce que j'avais pu voir auparavant. Les souvenirs himalayens me semblaient alors si lointains tandis que la montagne était si différente. J'ai pu la contempler pendant des kilomètres car nous approchions lentement dans la vallée, longeant la vaste étendue plate de la Playa Ancha.
Les vents chauds parcouraient la Playa Ancha, et s'opposaient avec persistance à notre avance, soulevant çà et là des volutes de poussières. Quelques randonneurs redescendaient du camp de base et nous saluaient au passage. Et nous n'osions demander le temps de marche restant. De toute façon au long de toutes ces heures se forgeait une patience à toute épreuve, abreuvée par des pensées d'évidence : nous arriverions bien à bon port, tôt ou tard. Quelques fois c'était le petit trot rapide des mules chargées nous dépassant vers les hauteurs, d'autres fois nous en avions vu redescendre à vide. Chaque fois c'était avec plaisir que nous saluions les meneurs de la troupe. Ceux là même nous le rendaient bien en nous encourageant amicalement. La vue des marcheurs chargés inspire toujours la sympathie des peuples montagnards.
Imperceptiblement nous nous acheminions au abords du camp, et déjà nous apercevions le vaste cirque glaciaire dominant Plaza de Mulas. Sous le Cerro Manso le glacier formait un beau décor d'altitude qui nous donnait déjà des ailes alors que nous finissions la marche en fin d 'après-midi. Elle s'achevait là où nos corps n'était plus que lassitude fatigue. Les derniers kilomètres, encore plus rocailleux, nous réservèrent de belles surprises, une cruelle montée dans la poussière sans jamais voir le but à atteindre, ployant sous les derniers efforts à accomplir, nous sommes arrivés à l'entrée du camp Plaza de Mulas, devant la cabane des gardiens. Un signe de bienvenue, un enregistrement sur le cahier des entrées, un petit coup de tampon et nous voilà adoubé chevalier des cimes andines, prêt à souffrir tous les outrages de la fatigue, du temps et les vertige de l'altitude qui nous attendais plus haut. Avant cela nous récupérions nos affaires portées par les mules, nous installions sagement notre tente, non loin de celles d'Inka Expédition.
Le Cerro Bonete 5004 m
Au programme du lendemain, nous avions projeté l'ascension du Cerro Bonete, simple sommet de pierre situé à l'est du camp de base, excellente marche d'acclimatation. Nous avons attendu que le soleil vienne réchauffer le camp pour partir dans la douceur de l'air. Ce fut notre premier contact avec de plus hautes altitudes. Au long du chemin nous croisâmes les premiers « penitentes » qui se dressaient le long de la route, étranges aiguilles de glace perdues autour d'un champ de poussières. Elles enserrent l'eau glacée aux premières lueurs du jour, puis délivraient un clapotis d'eau fondue aux creux d'entre-elles. Parvenu au sommet après quelques heures de marche, nous faisions la connaissance de Quique, un guide péruvien et de Giovanni, son client italien. Quique le plus naturellement du monde s'enquit de nos futurs projets. Evidemment notre but était commun, tendu vers le sommet qui se trouvait juste en face de nous, presque à portée de main. Nous convînmes de nous échanger tout d'abord les renseignements sur les conditions météorologiques à venir. Ce premier contact, spontané de la part de Quique, j'avoue humblement qu'il me plut assez et que ce fut un honneur également. Par la suite, il s'avéra que nous fûmes plus proche de Quique en choissisant d'un commun accord d'entreprendre l'ascension en plus étroite relation. Cela fut décidé imperceptiblement sans qu'il ne fut évoqué les compétences de guide de Quique. Du reste je n'en avais nul besoin. Il me semblait préférable d'échanger avec lui nos souvenirs de montagne. Même si la haute altitude était une nouvelle expérience, et si évidemment je reconnaissais en Quique une grande expérience dans ce domaine. Ce fut également de cette même façon qu'Andres rencontré plus tard au Nido de Condores se joigna à notre groupe pour l'ascension.
La montée au camp Nido de Condores 5590 m
Le lendemain de l'ascension du Cerro Bonete, j'entamais un premier portage vers Nido de Condores. Je chargeais mon sac de toutes les affaires d'alpinisme inutile au camp de base et de la nourriture nécessaire pour les camps d'altitude pour au moins 6 jours. Le sac était composé principalement de mes propres affaires. Finalement le tout faisait quelques 30 kilos que je chargeais sur le dos, ployant sous la charge, et je partis sur la pente poussiéreuse au dessus du camp.
Alors que je montais doucement m'habituant peu à peu au poids du sac, j'arpentais un chemin de soleil qui courait vers l'azur en feu. Aucun nuage, une lumière intense sur les pentes majestueuses, tout contribuait à l'enthousiasme qui me gagnait. Longtemps j'ai alors connu ces instants mystiques au lent rythme de mes pas, cadençant la progression de mon corps vers le haut. Peu de fois j'ai connu ce séjour dans la paix, ce fut l'un d'eux. Et mon esprit envahi par l'émotion, tantôt pleurait cette joie terrestre, tantôt remerciait la providence. Et je parlais à mes proches, les convoquant virtuellement au spectacle de la beauté du monde, les remerciant de m'inviter à ce diner des sens en divine compagnie, remerciant ce qui émane de cette harmonie qui m'entoure, remerciant Dieu, l'immanent.
Alors seul dominait mon désir d'une élévation perpétuelle vers la compréhension, la voie indicible vers la compassion qui transforme mon chemin intérieur et le dirige vers les autres. Je transmuais ma solitaire ascension en un partage, déployant le corps vers ses infinis de l'irréel celui du bleu profond de l'horizon. Je convoquais le passé, le présent et le futur, toutes leurs compositions, leurs desseins et l'entendement qui s'en suivait dans un joyeux festin.
C'est ainsi que je suis monté plusieurs heures dans ce simple bonheur, sans même sentir la pesanteur qui me retenait au sol, plaqué par le poids de la charge. Je me suis bien arrêté pour boire le maté dans la bouteille thermos ou juste un instant grignoter quelques biscuits, des barres de céréales. Même si la sueur perlait de mon front, la poussière me brouillait la vision. Et le vent, parfois frais, me rappelait les froids des altitudes sous les maigres vêtements. Je repartais aussitôt dans l'allégresse constante. Plusieurs heures me furent nécessaires pour atteindre le camp Nido de Condores à 5590 m d'altitude. Je déposais ma charge, sortait la petite tente de bivouac, l'étalant par terre pour y entreposer toutes mes affaires à l'intérieur, sans pour autant la dresser. Enfin je plaçais délicatement de lourdes pierres sur le dessus pour la lester en cas de vent, afin qu'elle ne soit pas emporté par les coups de bourrasque parfois impétueux à cette altitude.
J'éprouvais quelques maux de têtes passagers à cette altitude que je n'avais encore jamais atteinte de toute ma vie, un peu hébété par l'évènement. Je regardais désormais le reste du long cheminement menant à la sentinelle des Amériques, le seigneur de pierres. Il semblait si proche et pourtant si lointain dans l'immensité de la montagne. Je mesurais encore bien des fatigues à venir dans progression vers le sommet. Combien dur serait la marche dans l'air raréfiée des hautes altitudes, sur ce long chemin de glace balayé par les courants froids et impétueux. Saluant un dernière fois la place je suis descendu au milieu d'une radieuse après-midi, le sac vide, de retour au camp de base.
J'ai retrouvé Cédric en bas à la tente, et nous avons passé le restant de la journée à deviser gaiement sur le cour des choses, parlant de nos espoirs au féminin, de nos basses trivialités masculines qui nous rendent pourtant léger, heureux et de bonne compagnie. Parfois en silence je griffonnait sur mon petit calepin, la pensée fugace, l'impression poétique. Le soir nous nous installions autour de la tente pour le dîner, dans le froid qui succède aux dernières lueurs du soleil, cachait par la montagne à l'ouest. Puis la nuit qui vient vers 9 heures du soir ne nous laissa que peu de répits avant les premiers gels.
Cette nuit là le vent mugit terriblement même au camp de base. Pendant des heures la toile de tente claqua, nous empêchant de trouver le sommeil. Je suis même sorti pour lester les bords de nouvelles pierres afin d'éviter que notre équipement soit emporté. Je me rappelais les autres pierres posaient à Nido de Condores sur la tente de bivouac. Là haut ce devait être la tempête avec des vents de plus de 100 km/heure. Le terrible vent dura pratiquement toute la nuit et ce n'est qu'à l'aube que le calme revint, avec un froid encore plus vif. Il me suffisait de regarder le robinet d'eau tout à coté, chargé de gel, pour ne pas être réellement motiver à gambader nu sous les cieux matinaux.
Le lendemain nous nous accordâmes une journée de repos, d'une part sur les conseils de Quique et d'autre part pour reprendre des forces dans l'attente du second portage et notre installation au camp de Nido de Condores. Nous entrions dans la phase plus précise et finale de l'ascension. Ce jour là ce fut bien un repos complet dans la tente à jouer les limaces. A demi nu sous la toile surchauffé par le soleil ardent, nous vivions un drôle de contraste à cette chaleur rayonnante qui succède aux gels du petit matin. Lors de cette journée je commençais également à être malade du ventre, les conditions sanitaires du camp de base étant peu excellentes. L'eau me causa bien des troubles digestifs et le manque d'appétit commença à m'affaiblir. Je me soignais afin d'éviter plus de désagréments.
Le jour du départ pour Nido après un rapide petit déjeuner nous avons plié la tente, confectionné les sacs. Je portais alors le reste de mes affaires, la tente, quelques aliments et des affaires de Cédric, le tout faisait encore 30 kilos, à monter patiemment pour la deuxième fois. Nous partîmes sans attendre Quique et Giovanni, que nous aurions rejoint de toute façon là-haut. Ce matin j'étais en relative forme, toujours plus exalté à l'idée de monter en altitude, de m'approcher du seigneur des lieux. Comme le portage s'annonçait encore lent et tout aussi particulièrement pesant, nous convînmes que chacun menait sa marche comme il l'entendait. Nous nous savions proche sur l'unique chemin menant à Nido de Condores. Je suis donc partis vers le haut et me retrouvais bien vite seul à arpenter les lacets ensoleillés au flancs de l'Aconcagua. Je saluais ceux descendant de la montagne, notamment une jeune fille qui nous fit part de la nuit tempétueuse vécue en altitude qui semblait l'avoir fort impressionné. Je croisais également sur les derniers lacets rejoignant le Nido, une petite troupe de militaires argentins, que je saluais. Ils était parfaitement équipés et semblait heureux d'avoir gravi le sommet dans les meilleurs conditions qui soient: peu de vent aujourd'hui, une température agréable. En les voyant je me rappelais avec une certaine nostalgie mon époque aux chasseurs alpins, ce que j'évoquais également avec eux. Puis nous nous quittâmes par des poignets de mains respectueuses. Tout à la fin j'augmentais le rythme de montée pour éprouver ma résistance à l'effort en altitude. Je ne sentais pratiquement plus le poids du sac tant je me trouvais joyeux et plein d'entrain.
Selon les indications de Quique, je me suis dirigé vers la proximité d'un lac gelé en contrebas de la cabane des gardes du parc. J'ai déposé le sac à dos, vidé son contenu, pour aller rechercher les affaires déposées l'avant veille légèrement plus haut, dans la rocaille lunaire. En redescendant à l'emplacement choisi où déjà quelques tentes avait été montées, j'ai retrouvé Quique et les autres. Quelques temps plus tard, Cédric nous a rejoint, nous avons alors monté la tente. Nous nous sommes restaurés à l'heure du thé, puis je suis allé chercher de l'eau dans un lac gelé à quelques centaines de mètres du campement. Le lac était de nouveau dans l'ombre froide de cette fin d'après-midi. Au bord du point d'eau, on avait troué la glace sur une certaine épaisseur, une fine pellicule se reformait imperceptiblement. J'ai plongé les bouteilles dans l'eau glacée en évitant d'y mettre les mains. Je suis revenu vers le camp dans le soleil couchant. Le froid de la nuit prochaine s'installait, et chargé de mes quatre bouteilles remplies je revins vers la tente les doigts déjà glacés. Nous primes notre repas du soir en frissonnant. Le vent repris mais moins fort que la veille, ce qui nous permit de passer une meilleure nuit.
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Imprimé le 19 juillet 2025 11:04