Éperon Frendo
Nous étions sortis de la voie vers 13 heures. J’étais fatigué, autant par la longueur de l’itinéraire que par cette satanée rage de dents qui m’avait titillé durant toute l’ascension. Le ressaut final, en particulier, m’avait posé quelques problèmes, ses fissures bouchées par la glace me contraignant à poser les Super-Guides sur des micro grattons en pleine dalle, ce qui ne m’avait pas amusé du tout, du tout…
Alors, vous comprendrez qu’entre la douleur, la fatigue et mon incompétence dans les deux dernières longueurs, la vision de la file jaune et bridée m’a énervé.
Mais alors, énervé, vraiment…
Ils sortaient de la benne, comme d’une rame du métro de Tokyo, en vrac. Tous sourires (mais sourient-ils vraiment ?), le Nikon rebondissant sur leurs panses surprises par les saveurs savoyardes du fast-food chamoniard que le tour-opérateur avait probablement décrit comme « typiquement montagnard » dans la brochure remise à ces stakhanovistes du voyage organisé.
La queue pour redescendre commençait là, à la sortie de la benne qu’ils avaient emprunté pour monter. S’ils s’en rendaient compte, cela ne semblait les gêner en aucune sorte. Cette attente était d’autant plus incongrue, qu’elle s’effectuait dans un tunnel, à 3800m d’altitude, là où ils eussent dû profiter d’un paysage somptueux, un des plus beau des Alpes françaises…
Cela ne semblait troubler personne. Impassibles, ils continuaient à papoter, ne jetant même pas un œil lorsque le détour d’un couloir, ou une ouverture sur l’extérieur, leur permettaient un aperçu sur les abîmes de la face Ouest, ou sur les rondeurs du Dôme du Goûter. Non, on leur avait dit qu’ils pouvaient prendre des photos sur la terrasse supérieure, ils attendaient la terrasse supérieure…
Et nous avec.
Mais sans le Nikon, sans la panse rebondie (heureusement d’ailleurs, l’infâme bouillie fromagère qui la remplissait ne me tentait pas vraiment), et surtout sans la patience tout orientale dont ils faisaient preuve.
C’est le moment où mon éducation, les traditions d’accueil du peuple français, ma non-violence avérée et d’autres nobles sentiments dont je me pensais détenteur volèrent en éclat.
Les crampons fixés sur le sac, mon piolet, mes énormes chaussures devinrent autant d’armes susceptibles de venger Pearl-Harbor. Je devins très agité, virevoltant d’un côté à l’autre de l’étroit couloir, avec la ferme intention de mettre à mon tableau de chasse le plus possible d’orteils mal protégés par Nike, d’yeux bridés et d’objectifs photographiques japonisants…
Je vis tout à coup l’effroi dans le regard de mes victimes, et c’est paradoxalement ce qui fit tomber ma folie quasi-meurtrière. Me retournant vers une vitre providentielle, je constatais de visu ce qui avait le plus apeuré mes compagnons d’infortune, plus que mes divers objets contondants, plus que la lame coupante de mon piolet ou les pointes acérées de mes crabes : j’avais une tête effrayante… Debout depuis 2 heures du matin, n’ayant pas dormis pour cause d’abcès dentaire, les traits tirés par la fatigue de cette grande voie, le bandana de travers, sale et puant, pas rasé, je devais ressembler à un rescapé de la 3ème guerre mondiale.
J’en étais là de mes pensées lorsque le flash m’explosa dans la figure. Un petit monsieur, inconscient du drame qui se nouait sous ses yeux, n’avait pas eu de meilleures idées que d’immortaliser pour le dessus de sa cheminée, le monstre hirsute et repoussant qui avait failli l’éventrer…
La tension devint palpable. Un moment passa, chacun cherchant un peu d’oxygène dans cet air raréfié…
J’éclatais enfin : heureusement, de rire. Trop, c’était trop ! Il y a des bornes au-delà desquelles plus rien ne peut exprimer des sentiments, que le rire…
L’effet en fût immédiat : le couloir explosa de vociférations sonores (que j’interprétais comme de l’hilarité), qui en un instant transforma un des pires moments de ma vie en aimable plaisanterie. Je fut assaillis de questions, en japonais, en anglais, puis enfin en français, par l’intermédiaire de leur accompagnatrice. Je me pliais de bonne grâce à la séance, et dois avouer que l’éperon Frendo devint par la grâce de mes exagérations une course terrible ou j’avais frôlé cent fois la mort, mais toujours avec un courage qui forçait l’admiration de mon auditoire dont je voyais briller les yeux bridés.
Du coup, toute lassitude évanouie, le reste de l’attente fut un moment rare que je partageais de bonne grâce avec mes compagnons d’infortune, allant même jusqu’à leur nommer tous les sommets qui les entouraient.
Je suis allé une seule fois au Frendo. Si mes souvenirs en sont si vivaces, je le dois probablement à une poignée de fils du Pays du Matin Calme, chez qui, et l’idée me remplis de joie, j’occupe peut-être une place privilégiée, entre la tour de Pise et les pigeons de la place Saint-Marc…
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Imprimé le 29 juillet 2025 19:31