Portrait
Il est là, au bout de la table. Il mange sa soupe. Ni petit ni grand, ni gros ni maigre, détaché, olympien. Il est, tout simplement. C'en est un, j'en suis sûr. Il en existe quelques uns qui traînent par-ci par-là dans la nature.
Ils ont élevé la montagne au niveau d'une science exacte (une science dure, comme on dit maintenant). En conséquence de quoi ils n'hésitent jamais, ne se perdent jamais, prennent toujours la bonne décision au bon moment, trouvent toujours le meilleur chemin, même (surtout) dans le brouillard, n'oublient jamais rien, n'égarent jamais leur Opinel, ont toujours sous la main le matériel adéquat, ni plus ni moins, respectent les horaires à la seconde près, marchent comme un métronome, trouvent des points d'assurage là où il en faut, même quand il n'y en a pas. Ils tranchent dans la montagne avec une précision de chirurgien, ignorent l'existence de mots comme "imprévu", "fantaisie", "improvisation". Bref, ils sont parfaitement agaçants et mortellement ennuyeux.
Ils ont toujours réponse à tout, donnent des conseils discrets et avisés. Ce sont des montagnards compétents, compétitifs, efficaces… juste le mélange à la mode.
Leurs jugements tombent comme des couperets de guillotine bien affûtés sous forme d'impératifs catégoriques et définitifs. Ils ne doutent pas, savent qu'ils possèdent la connaissance. Ils ont le verbe rare, bref et net, le geste sec et ne parlent que pour dire des choses intelligentes, utiles et directement exploitables.
Quand le temps est douteux, ils arrivent toujours au refuge avant l'averse, au lieu de quoi l'autre (le plouc) prend la rabasse de plein fouet, se fait récurer à fond et joue des castagnettes toute la nuit en grelottant sous ses couvertures.
Dans les refuges, ils ne sont pas obligés de marquer leur territoire avec des chaussettes douteuses, des gourdes cabossées et des ticheurtes puants. Par un processus mystérieux et quasi miraculeux, leur couchette est toujours libre. Ils dorment, se réveillent à la bonne heure, n'éprouvent pas de difficultés à se lever, ne perdent pas leurs affaires, sont toujours prêts à temps sans qu'on ait l'impression qu'ils se dépêchent, n'interviennent jamais dans les histoires de fenêtres (vu qu'ils dorment). Ca me fait penser qu'il faut absolument que j'écrive quelques lignes sur la question des fenêtres. Une nuit sans histoire de fenêtres n'est pas véritablement une nuit en refuge.
Ils sont bronzés comme il faut mais n'ont pas de coups de soleil. Leur gourde ne s'ouvre jamais dans leur sac, leur frontale ne s'allume jamais dans leur sac, ils ont toujours une pile et une ampoule de rechange, leur crème solaire ne se mélange jamais avec la pâte de fruit (c'est bon pour les ploucs), ce dont ils ont besoin n'est jamais au fond du sac mais toujours à portée de main. Ils ne cassent jamais leur lacet au petit matin (de toute façon, ils en ont un de rechange). Leurs crampons (et leurs piolets) sont toujours là où ils les ont mis la veille au soir et pas ailleurs, comme ça se passe généralement pour les ploucs.
S'ils prennent le petit déjeuner au refuge, ils ne sont pas obligés de faire des simagrées à n'en plus finir (comme les ploucs) pour attirer l'attention du gardien qui les a oubliés. C'est le gardien qui, spontanément, leur demande Kèskevouprené mais oui bien sûr tout de suite. Et le petit déj' se matérialise instantanément et miraculeusement devant eux. Alors ça, c'est spectaculaire ! Et ils petit déjeunent sereinement. C'est pas comme les ploucs là-bas, on voit bien, ceux qui ont laissé tomber leur tartine (côté confiture, naturellement) et qui sont obligés de se transformer en sémaphore détraqué pour que le gardien daigne leur apporter d'un air rogue un thé anémique et à peine tiède.
En sortant du refuge, ils ne errent pas dans le noir à la recherche du chemin en barbotant dans le yaourt, comme le tout-venant (le plouc, quoi), mais se dirigent directement dans la bonne direction avec une précision d'obus, car ils ont pris la précaution de reconnaître le départ la veille au soir, alors que le plouc, lui, n'avait qu'une idée en tête : manger et se jeter sur sa couchette pour piquer un somme sous douze couvertures. Ils n'attendent pas d'être en équilibre précaire, à quatre pattes sur une pente à 45°, pour mettre leurs crampons. Ils ont prévu. On voit qu'ils sont à leur place dans le milieu. Le plouc lui, a l'air paumé sur les bords.
Après une longue et difficile course, ils sont raisonnablement fatigués mais jamais épuisés. Ils ont le silence éloquent et ne racontent pas leur exploit mais laissent aux autres le soin de le faire à leur place, ce qui est beaucoup plus efficace. Et s'ils se tuent, c'est toujours prestigieux, voire grandiose et ce n'est pas de leur faute : c'est qu'un destin contraire l'a voulu ainsi.
Du point de vue comportemental, ils font dans la sobriété, la sévérité, voire l'austérité (sans toutefois verser dans l'ascétisme, ce qui serai outré). Ils se cantonnent dans un classicisme de bon aloi. Le vrai montagnard sait que point trop n'en faut et que le silence méprisant est la plus sûre publicité.
Pour le vestimentaire, c'est pareil : classicisme et sobriété. La haute montagne s'accommode bien d'une certaine rusticité. La couleur retenue est le bleu marine. Dans les années 70, on appelait ça "bleu-flic". Tous les bons en portaient, c'est même à ça qu'on les reconnaissait, et un mauvais, ou même un moyen, n'aurait jamais eu l'outrecuidance de porter cette couleur. La traduction est facile : Je n'ai pas besoin de ressembler à un cacatoès ou à un oiseau des îles, je n'ai pas besoin de tous ces affûtiaux pour qu'on voie que je suis un bon. L'habit ne fait pas le moine. C'est pas comme ce plouc là-bas, avec son pantalon rouge et son pull rose… (le pull du plouc est saumon, pas rose…). Même chose pour le matériel : il sait que la compétence est inversement proportionnelle à la quantité de matériel transportée et ne se promène pas chamarré comme un archiduc monténégrin ou un maréchal de l'Armée Rouge.
Ils ne font pas de classiques couloirs avec un râtelier de crocodile dans chaque main, mais avec un classique piolet vu que "ce couloir a été ouvert en 1930 en chaussures à clous et matériel d'époque. On n'est pas plus mauvais qu'eux". En l'occurrence, ils ont parfaitement raison. D'ailleurs, ils ont toujours raison.
Dans les grandes courses, ils abordent flegmatiquement les passages périlleux et effacent la difficulté comme d'un coup de baguette magique, sans peiner, sans transpirer, sans prier le ciel, sans jurer le sacré nom de Dieu, bref, ils se promènent. Que fait le plouc en pareilles circonstances ? Le contraire. Et en prime, il fait dans son froc et en ch… comme un turc (je vous expliquerai un jour pourquoi comme un turc).
Ce soir, au refuge, il fait semblant de ne pas remarquer le regard éperdu de la petite blonde, à l'autre bout de la table, qui le fixe avec des yeux en bille de loto, complètement transie d'admiration, pétrifiée de respect, la cuillère en suspens à mi-chemin entre son assiette et sa bouche béante, prémisse d'une catastrophe inéluctable. Ca y est ! Qu'est-ce que je disais ? Elle a renversé sa cuillère de soupe sur son Gore-tex tout neuf, cadeau de son Jules pour Noël. Le charme est rompu. L'homme se permet un sourire amusé.
D'ailleurs, tiens, la petite blonde, ouais…c'est un portrait que j'aurais bien envie de croquer…peau de pêche, jolis yeux bleus ? verts ?…, [………] la courbe moelleuse des épaules, le pull délicatement [………] ; pour le reste j'vois pas trop, c'est sous la table…conne de table…mais si c'est à l'avenant… et son Jules, là, qui bâffre son riz le nez dans le bol… Ducon, va, si c'est pas malheureux…au lieu de lui faire [………] ouais, bon, dis donc, , tu t'égares mec ! tu vas retourner à ton sujet au lieu de gamberger et de faire des remarques d'ordre…euh…esthétique. N'importe, faudra que j'y revienne, à ce portrait-là. Il me plaît bien.
Oui, donc, c'en est un, je l'ai reconnu. Un Alpiniste, un vrai, un sérieux, un quatremillesque, un compétent, un professionnel.
Ah ! J'oubliais les ampoules, ils n'ont jamais d'ampoules non plus, et sans avoir besoin que leurs pieds ressemblent à la momie de Toutankhamon.
Ils font aussi partie des instances fédérales de l'alpinisme où ils émettent d'un air serein et d'un ton posé des avis intelligents et modérés ce qui leur vaut l'admiration de leurs amis et l'estime de leurs ennemis, car quand on émet des avis intelligents et modérés, on a des ennemis, c'est bien évident.
Bon, allez, salut. Toute cette prose m'a fatigué. De quoi voulez-vous que je vous cause, la prochaine fois ?
Ndla : les passages entre crochets […] sont des passages auto-censurés, par précaution. Il s'agit là d'une version expurgée. En effet, j'ai pensé que les passages entre crochets […] eussent pu être de nature à heurter certaines sensibilités. Et nos suffragettes n'eussent point manqué de me traiter de macho et de beauf'. Pourtant ces passages ne sont que des descriptions purement objectives et morphologiques, en quelque sorte, un portrait selon nature.
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Imprimé le 24 juin 2025 18:00