Posté en tant qu’invité par Vieux singe:
Cette discussion est passionnante parce qu’elle réunit toutes les difficultés de la pratique en montagne et de profondes questions philosophiques, à la fois en métaphysique et en philosophie de la connaissance. Dans ce débat, on passe du doute de Descartes à l’intuition chez Kant en passant par la névrose décrite par Freud ! Essayons de remettre un peu d’ordre en posant les bonnes questions. Pour ceux qui auraient la flemme de tout lire, l’argument final peut se résumer en deux temps. La question « faut-il partir seul ? » est essentielle parce que se poser des questions sur nos actions est le propre de la conscience. C’est donc plutôt bon signe de se servir de notre intellect en discutant. Mais elle est insoluble parce que nos actions sont prises entre nos désirs et la réalité des lois de la nature qui restent incertaines pour notre conscience. C’est pourquoi le discours moralisateur de hereda paraît peu approprié : il n’a pas la légitimité du discours scientifique, ni l’autorité du discours du père, ni la bienveillance discours affectif de la mère (symbolique).
Partir seul ou en groupe, c’est déjà se demander : Pourquoi partir faire du ski de rando ? Comment connaître et prévoir les risques, c’est de demander si l’expérience garantit la connaissance. Pour connaître, faut-il se fier à ses intuitions ou faut-il être méthodique ? Descartes a exposé une méthode rigoureuse pour sortir du doute (Méditations métaphysiques, sixième méditations). Mais on voit bien que des guides se font coffrer malgré leurs connaissances du terrain. A cela, Kant répondrait que la connaissance provient de l’expérience, mais pas seulement de l’expérience (Critique de la Raison Pure, Introduction, première page). L’expérience passe par la sensation et pour qu’il y ait sensation, il faut une intuition. Autrement dit, il faut que, sans le savoir, on s’attende à ce quelque chose se passe, que cette chose soit expérimentée. « Être inconscient », ce serait d’abord ne pas savoir que la montagne est dangereuse ou qu’une avalanche peut être mortelle. Mais pour Kant, notre connaissance est limitée par des catégories de l’entendement, par nos intuitions. Or, je peux savoir que la montagne est dangereuse et une avalanche mortelle. Je peux connaître les mécanismes de déclenchement d’une avalanche. Mais je ne pourrai jamais connaître toutes les probabilités de déclenchement d’une avalanche à ce moment précis, à cet endroit précis. Là se limitent la science et la connaissance. Que faire alors ? Soit rester dans le doute et l’inaction : ne pas partir. Soit se référer à des dogmes : apprendre par coeur les manuels, suivre un guide. Soit devenir, c’est-à-dire partir en prenant toutes les précautions, en ayant conscience que notre raison est limitée par notre possibilité de connaissance.
Si cette conclusion partielle nous montre qu’il n’est pas pertinent de juger le degré de conscience et d’inconscience d’autrui par rapport au danger, puisque celui-ci est subjectif. Elle résout la question morale sur le jugement des actes d’autrui. On pourrait dire qu’elle est une tentative de prise de pouvoir sur l’autre, mais n’a pas de réalité objectivée. Et puis, elle ne nous dit pas s’il faut partir seul ou en groupe (elle nous dit de faire ce que hereda nous dit de faire).
La questions est plutôt métaphysique. Elle sort de la morale, « il faut », « je dois » pour entrer dans le domaine de l’action : « est-ce que je fais ? » Ce n’est pas : Faut-il partir ? C’est : Est-ce que je pars alors que je ne pourrai jamais connaître et prévoir tous les risques ? Sur le plan métaphysique, notre angoisse de mort est ici représentée par l’accident, a fortiori l’avalanche. Face à cette angoisse, le groupe est rassurant. Il est mené par un leader qui prend la responsabilité des décisions importantes, les interactions au sein du groupe permettent d’atténuer cette angoisse. Le groupe permet la discussion en cas de doute. Quand on est seul, on est seul face à l’angoisse et seul responsable de nos actes. Or, la question n’est pas morale. Partir seul relève du désir : Je veux partir, je ne vais pas attendre que quelqu’un soit disponible. Ou : J’aime partir seul, parce que j’aime me trouver seul face à moi-même, ma propre responsabilité, mes propres décisions dans un milieu où les lois naturelles dépassent ma volonté de puissance. Je ne vais pas entrer dans le détail sur Nietzsche. Mais il est en effet question d’individualisme et de recherche d’autonomie dans le départ seul.
Pour conclure rapidement, Karl Popper, dernier philosophe des sciences à avoir proposé une véritable théorie de la connaissance expose une méthode par essai / erreur. Il critique Kant en disant que ce n’est pas parce que je ne peux pas tout connaître, que je ne dois pas expérimenter encore. Évidemment, en montagne, l’erreur peut être fatale et l’expérience nouvelle doit être maniée avec précaution. Mais, malgré toute la connaissance théorique, on n’apprend pas sans faire d’erreur sur le terrain. Je suis parti seul, j’ai toujours mesuré les risques, mais j’ai eu sûrement de la chance. Parfois, je me suis fait peur. J’ai donc réfléchi à mes erreurs. J’ai observé les erreurs des autres. Je partirai encore seul, mais je ne convaincrai personne de faire pareil et je ne laisserai personne juger mal ce que je fais. Finalement, je ne crois même pas avoir fait 110 sorties en ski de rando dans les dix dernières années, mais je suis certain que mes décisions seront plus justes et mesurées que quelqu’un qui fait 110 sorties par an sans réfléchir. La conclusion de Popper serait que c’est la réflexion sur nos expériences qui nous permet de connaître. Une réflexion intense sur un petit nombre d’expériences en situations variées nous approche plus de la vérité qu’un grand nombre d’expériences (par exemple, répéter 110 fois la même expérience (Chamechaude) ne permet pas de généraliser sa connaissance de la neige).
PS : Désolé pour la longueur du message. Je prépare les concours de prof de philo et j’ai trouvé la discussion très inspirante. Toutefois, tout ceci n’a pour but que de donner quelques pistes de réflexions.