Posté en tant qu’invité par Pierre Rouzo:
Auteur: Pierre Rouzo (—.fbx.proxad.net)
Date: 29 oct 2004 01:37
A une époque (attention : c’est loin), Serge Jaulin m’avait demandé
de rédiger un texte sur un sujet similaire. C’était pour une nouvelle rubrique
de Vertical : “Chef d’œuvre” ça s’appelait (!).
Las, le premier intervenant, c’était Jean Pierre Bouvier et il décrivait l’ascension
réussie de l’un de ses “chef d’œuvre” à lui… une voie complètement POURRIE DE SIKA
(visible sur les photos) !!
J’ai donc rédigé mes petits souvenirs à moi, mais deux ans après l’événement…
heu… en 1992 …(je sais : c’était au siècle dernier) (!).
Hélas pour moi, je sujet a été refusé.
Vous verrez, c’est sans aucun doute à cause de la fin…
A l’époque, “la mouche” (JPB) avait quelque amitié avec un très très célèbre
membre de la rédaction…
Attention, c’est un peu long. Si ça vous gonfle, n’hésitez pas à lire d’autres
forums comme le sympathique “Pat Edlinger est un gros P.D.”
ou le passionnant “Mes chaussons puent”…
C’est un dimanche matin, il est à peine 9h00 et le téléphone sonne.
Celui qui me réveille s’appelle serge Jaulin. Ce monsieur travaille
régulièrement pour vertical et me fait l’honneur, à moi, Pierre Rouzo,
de me demander de bien vouloir illustrer une nouvelle rubrique du magazine :
« Chef d’œuvre » ça s’appelle.
Flatté, extrêmement étonné, puisque cela fait maintenant une bonne décennie
que Jaulin/Rouzo ne peuvent guère se sentir (pour des raisons très moyennement
élucidées bien sûr), je bredouille donc -sur le moment- une réponse évasive…
Mais bon, la conversation est courtoise, et comme je ne suis pas insensible
à l’idée de voir ma tronche un jour imprimée dans un beau magazine,
j’en accepte le principe…
Le jeu consiste à parler d’escalade (ça n’est pas une surprise), de
l’équipement d’une voie et surtout (ce que je ne trouve pas totalement
idiot), de la réalisation d’une voie que l’on a soi-même équipée… et tant
qu’à faire -vu le nom de la rubrique - peut-être pas de la plus laide.
“Pas forcément la plus dure", me rassurait, tout de suite, ce chroniqueur
de Jaulin lorsque je lui expliquais qu’en ce moment, j’étais plutôt « 7b taquet »
car j’équipais systématiquement tous les week-ends…
Mais bon, tous mes copains vous le diront : ma voie à moi,
et mon plus beau souvenir, c’est « Biotop ».
C’est dur, c’est beau, et s’il vous plaît de m’en entendre
parler, allons-y pour Claret, mais deux ans en arrière.
Avec Hugues, le rasta Beauzile, nous avons dû passer trois jours entiers
à batailler pour équiper ce toit magnifique…
Une ligne grandiose que l’on s’était réservée pour la fin.
Pour la fine bouche.
Car cela faisait maintenant 6 mois, que lui et moi étions dans les
toits alentours. Avec chacun son petit chantier à nettoyer, à équiper / chacun
sa nouvelle voie à essayer / chacun son petit nom “perso” à inscrire d’une belle
écriture une fois que les broches étaient enfin scellées.
Que des voies superbes, dictées par le caillou comme le sont « Faux plafond »
(à moi), « Makossa » (à lui), « Abri-bus » (à moi) ou « Anti-G » (à lui).
Des voies que l’on se disputait presque et qui, j’espère, inscrivent encore
de beaux souvenirs chez tous ceux qui s’y attaquent…
Mais là, cette ligne, cette grande diagonale bien visible du bas
qui file juste au dessus des stalactites…
tous les deux -bien sûr- en rêvions comme des fous.
Celle là, nous savions -déjà- que nous l’équiperions ensemble !
Aux vues des chantiers alentours, nos petits camarades s’étonnaient
qu’elle ne fût pas encore équipée…
Pardi : s’attaquer “à çà”, représentait forcément un boulot énorme.
LE chantier de Claret.
Et lorsqu’au premier jour, sous mon marteau, le gros baquet inversé
de la sortie du toit a fini explosé en bas…
Hugues m’a regardé d’un sale œil.
Il était allongé loin devant, suspendu à un crochet minable, en train de tisser
une véritable toile de cordes fixes pour la mise en chantier.
« Tapes-pas si fort, tu vas tout démonter ! ».
Damned. Avec cette prise en moins, c’était même plus du 8c, c’était pire !
Après « Guère d’usure » et « Elzévir, » allions nous, une nouvelle fois, ouvrir
une voie bien trop dure pour nos capacités ?
… … …
En essayant du bas et les dégaines au cul, ça nous a vite semblé costaud.
Voire même rédhibitoire pour une partie du toit : trois bons mètres,
qui vraiment ne voulaient pas nous laisser faire.
Le mur du bas cotait déjà 7c, un repos magique venant juste après.
Et là, derrière la nuque, ces douze mètres d’avancée…
Une sensation horrible !
En tout, une cinquantaine de mouvements, dont une trentaine de bien durs,
et trois ou quatre que l’on n’arrivait même pas imaginer !
Diable !
Tout le reste « faisait » proprement, et déjà l’enchaînement paraissait
diabolique. Alors, avec ce crux -en plus- qui nous résistait méchamment…
ça commençait à nous laisser rêveurs (et surtout, à faire ricaner
autour de nous sur nos folies de grandeur)…
Pendu au bout de la corde, et après trois ou quatre tentatives de mise en
pratique de théories farfelues sur des jetés à l’horizontale, j’observait
-avec dépit- mon impuissance à trouver une quelconque solution.
Complètement dégoûté de la vie, en en voulant au monde entier
(j’ai mauvais caractère), j’allais abandonner lorsque le jeune Beauzile
se mit à s’énerver. « Il faut coincer », me dit-il.
Il est bon lui, et je coince quoi moi ?
Et voilà le rasta en pétard, qui se lance à l’assaut de cet espèce
de crux en forme de dos crawlé aléatoire…
Après 20mn d’efforts, rusé comme le renard et têtu comme la mule,
celui-ci réussit -effectivement- à coincer « quelque chose » pendant quelques
secondes : son 44 de pointure gauche… et puis plus rien.
« A toi de faire le reste » me murmura-t-il comme ça, assis dans la poussière,
encore sanguin jusqu’aux oreilles.
Bon d’accord : à mon tour.
Mais je suis sûr que cette sorte de “fissure” évasée ne va jamais vouloir
de mon 41 de pompes de ville, moins les trois que je m’impose
pour l’escalade…
Jamais !
Et puis surtout, rien n’est vraiment résolu : il reste deux mouvements
affreux pour y rentrer, et deux jetés sordides pour en sortir…
de sa jolie trouvaille!
Bon, allez, j’y vais.
C’est bien simple, mon pied ne tient qu’une fois sur dix !..
Et encore, ça n’est que le lacet qui sert vraiment à l’adhérence.
Bien, pas de problème me dis-je : je fais comme les pros :
je change de pompes.
Je garde, pied droit, ma vieille pantoufle fétiche, et pied gauche, j’enfile
une sorte de super babouche fluo, qui offre l’avantage d’avoir été
bizarrement conçue, au point quelle porte -sur le dessus- un gros « platra »
de gomme.
Exactement ce qu’il me faut…
Ainsi chaussé « bigare », je repars à l’attaque sous les quolibets des
demi-pointures restées au sol.
Mais ce que ne savent pas ces moqueurs du dimanche, c’est que je suis
un vrai teigneux, et que cette voie je l’ai tellement rêvée, que je vais leur
montrer, moi, comment ça passe.
Ce film, c’est pas « Trop belle pour toi » c’est …« Putain, con, ça va chier ! »
Et ça marche. J’arrive dans le pas complètement asphyxié par un mouvement
terrible dans une apnée totale (je suis franchement desservi, il faut bien
l’avouer, par l’abus quotidien de la gauloise sans filtre !), met le pied
au bon endroit (on se croirait dans une dalle, tellement le caillou est près du pif !)…
et ça tient.
Enfin, une fois sur huit. Il y a donc du progrès.
Quand ça a tenu, j’ai même réussi les jetés. Le premier n’est pas vraiment
extrême mais le deuxième est total : on arrive sur un plat et le baquet est
derrière. Il faut alors re-jeter d’un petit bond d’à peine 3 cm.
Superbe.
C’est tout con la varappe : il n’y a qu’a empiler les nouvelles découvertes
avec le reste et le tour est joué. Fastoche.
Y’a plus qu’à.
Hélas, au bout de 10 essais, ça ne marche toujours pas : à chaque fois que
j’arrive très motivé du bas, ce satané pied gauche refuse de coopérer.
Par contre, après la chute, dès que je réessaye d’où je suis, ça marche.
C’est chiant : ça devient pénible ce problème d’adhérence dans ce toit
pour gros bras !
Heureusement que Lucien, lui qui m’assure à chaque fois, ne se lasse pas
de me voir gambader au plafond sur cette ligne magistrale.
Sinon, la hargne m’aurait quittée.
Le vieux bonhomme, qui s’inquiète maintenant pour ma santé mentale,
me conseille gentiment de travailler le reste… « si des fois ça passait »
(j’adore ce conditionnel!).
Que dalle! j’ai deux dégaines au cul, les autres sont en place jusqu’au
crux, et le reste, le reste… Je sais pertinemment que c’est encore très
dur, mais je l’ai fait une fois, à vue, et si un jour ça passe, faudra venir
m’arracher des prises pour que je tombe avant d’avoir embrassé
cette satanée chaîne d’un relais que j’ai moi-même posé!
Nom de Dieu, ça va chier !
Et ça chie.
Le jour J, je fais carrément de la dyslexie gestuelle, croise au début
du toit sur les inversées bi-doigts… complètement à l’envers !
Et l’erreur m’est signifiée par une douleur cinglante, dans l’avant bras,
que je connais très bien : c’est une élongation.
J’en fais part à Lucien (comme quoi il n’est pas interdit de papoter dans
du 8) et poursuit, sous ses encouragements, mon bonhomme de chemin…
mais hélas complètement démoralisé.
J’arrive au crux, je “coince” le pied, je jette une première fois, une
deuxième, choppe le baquet, tire le mou (pour la toute première fois à cet
endroit précis !), m’apprête à mousquetonner à l’horizontal… et réalise
soudain, que ce fameux pied gauche qui m’a longtemps posé problème,
peut très bien, dès cet instant, décider de ne plus adhérer à ma cause.
Lucide, je me met donc à faire mon Patrick Edlinger, me pends par un seul
bras (le baquet n’a qu’une place), avale le mou et… hélas, moins musculeux
que mon maître vénéré, tourne sur moi-même avec le mou dans la bouche
et me retrouve maintenant avec la dégaine placée derrière les oreilles
(je peux même voir de face, en contre-bas, Bérardini qui s’inquiète) !
Mais je l’ai dit, si ça passe, ça va chier !
Et comme je suis passé, je bricole maintenant comme un dieu,
randonne carrément dans des postures atroces pour la santé des genoux,
fournis -de-ci de-là- des efforts à vous dégoûter des sorties en plein-air,
vais même jusqu’à jeter pour le simple plaisir, et pour enfin atteindre
la chaîne, zippe d’un pied dans un trop plein de bonheur…
Je viens de réussir « Biotop » !
Loin à gauche sur la falaise, les copains me congratulent déjà par des cris
et des gestes. Loin sur la droite, d’autres copains me congratulent encore
et de la même façon…
La vie est douce.
Et tout ce joli monde -bien évidemment- se retrouve peu après attablé,
au bistrot, où j’ai mis au frais le champagne d’occasion !
Car “chez-nous”, il y a une tradition qui ne doit pas se perdre : on paye son
coup, le jour où l’on a réussi les choses auxquelles on a beaucoup tenu…
C’est comme ça. Et c’est bien.
Et ce jour-là, nous étions une trentaine à disputer les chaises aux buveurs
autochtones dans LEUR café des sports !
J’ai adoré ce jour.
Un mois d’abstinence me fut nécessaire pour oublier l’élongation.
Mais je n’ai pas eu beaucoup de mérite car j’étais tranquillement assoupi,
par un bonheur tout bête, le cul bien installé dans un fauteuil tout en feuilles
de lauriers…
Il est très difficile de décrire ce genre d’émotions fortes. Il n’est pas
facile -non plus- d’expliquer ce que l’on éprouve à cogiter une ligne
dès que l’on voit du caillou, de faire partager ses folies, ses doutes et les
peurs que l’on se fait, lorsque, enfin, on se décide à équiper.
Grimper dans « ses » voies pour les toutes premières fois est toujours un régal.
Et si parfois, j’équipe çà comme un con (puisqu’autrefois j’ai même taillé des
prises / honte sur moi !), par précipitation souvent mais par passion toujours,
jamais, je ne ferai ce qui a été fait : bricoler des prises au sikadur, sur le rocher,
alors qu’on a les même à la maison -reproduites à l’identique- pour s’entraîner
à l’enchaînement… dans la nature !
Ca a quelque chose d’assez putride qui va jusqu’à pourrir le joli mot
d’« insoumission ».
A vous qui confondez prises en résine et rochers millénaires, sachez que
dans « Biotop », toutes les prises sont naturelles, et que le seul sika employé
sert à tenir les broches !
Et c’est en toute modestie que j’équiperai, demain, une voie dont la
cotation sera uniquement dictée par la nature et que je nommerai ainsi
pour le simple plaisir: « Tue-mouche ».
Un dernier mot à propos d’équipement. Gloire à ces pseudo-poètes qui se
touchent le pistil en parlant de « chefs-d’œuvre » lorsqu’ils parlent
d’ouverture. Gloire à ceux qui se prennent pour des peintres lorsqu’ils
signent d’un petit nom ronflant le bas des voies qu’ils finissent
d’ouvrager, qu’ils sachent quand même -car ils l’ont oublié- que la seule
œuvre maîtresse est tout simplement la nature. Et que l’intervention de
l’homme n’est que basse besogne.
Nous ne sommes pas beaucoup à équiper des voies et aucun d’entre-nous
ne devrait être payé pour le faire. Mais que les grimpeurs consommateurs
gentiment dorlotés, sachent aussi qu’équiper est un boulot énorme,
éprouvant et dangereux -effectué de manière totalement gratuite et
désintéressée- et que le seul moyen d’équiper ailleurs (toujours et encore ?)
pour le plaisir de tous, passe par la simple vente des topos (qui représentent
-eux-même- un travail important).
Sachez maintenant qu’à Claret nous ne tolérerons plus les photocops du nôtre.
Qu’il ne coûte que le prix d’une mauvaise dégaine et que son achat
n’est pas obligatoire !
Et que s’il ne vous plaît pas, vous pouvez toujour -facilement et sans problèmes-
vous en bricoler un bien à vous… même en pompant le nôtre !
Mais ne photocopiez pas le travail des autres !
Attention : celui que nous proposons n’est plus d’actualité : il manque en effet
une voie que Hugues vient d’équiper et qui s’appelle (sans déconner)
« No photocop ». Une voie que vous pouvez tout de suite inscrire dans la colonne
des gros 6… des très très gros 6 même…
un « chef d’œuvre » de mauvaise foi.
Voilà, désolé : ce texte a plus de dix ans, et s’il a été refusé…
c’est sans doute -aussi- qu’il n’était pas bien terrible.
Mal écrit sans doutes.
Depuis, les jeunes forts on trouvé une superbe variante qui suprime
le problème rencontré au début : elle offre une belle envolée en parfaite
adéquation avec le reste de la voie.
C’est encore plus beau et moins aléatoire.
Depuis (encore), de jeunes martiens l’on faite à vue !
J’aime l’escalade, CETTE escalade :
sur le rocher, dans son état naturel…
et dans la nature.
Au revoir.
Pierre