Si vous avez raté le début :
1 – La montée au refuge d’Argentière
2 – Le sauvetage en crevasse
3 – La rimaye du Glacier du Milieu
4 – SOS crampons
5 – Le couloir en Y
[u]6 – L’ascension ultime[/u]
Nous étions allongés au soleil comme des marmottes, satisfaits de notre escapade de la journée.
La gardienne répéta d’une voix sourde, devant nos mines ahuries :
« Vous voulez toujours faire la Nord-Est des Courtes demain ? »
Sa question, sa mine défaite et sa voix étouffée nous mirent en éveil, nous nous dressâmes, en alerte, pour qu’elle nous dise la suite, terrible…
Puis elle repartit sans attendre nos réponses, pour nous laisser le temps de comprendre, de réaliser.
Nous avions à peine plus de vingt ans, et la mort ne faisait pas partie de notre univers, et même nous évitions, voire refusions, d’y penser.
C’est d’ailleurs pour cela, entre autres, que nous avions changé d’endroit de camping depuis notre premier camp entre copains à « Cham » : Le premier été, nous avions planté les tentes du côté du hameau des Bois, à deux pas de la D.Z. du secours en montagne. Nous étions aux premières loges pour savoir qu’une intervention était déclenchée, et à chaque fois nous avions le cœur serré, jusqu’à ce que l’un de nous essaie de détendre l’atmosphère en disant « encore un parigot qui a une ampoule avec ses chaussures neuves !»…mais nous n’étions pas dupes.
D’un coup le soleil fut moins chaud, la neige moins étincelante, nous nous sommes retrouvés assommés, pantois, glacés…
Je suis allée chercher ma doudoune pour m’envelopper comme dans un cocon et pleurer.
Nous les connaissions à peine, on avait partagé du thé, des biscuits, des informations sur les conditions, les itinéraires, mais on avait surtout partagé cette fraternité qui existe en montagne, cet immense enthousiasme d’être là dans ce décor fabuleux et de grimper.
Cela ne faisait même pas quinze heures, nous étions encore ensemble, et voilà qu’on nous annonçait que pfuitttt ! c’était terminé pour eux.
Une plaque de neige avait glissé, les avait entraînés et ils avaient sauté les barres côté Talèfre.
Le lendemain, nous nous sommes levés à l’aube tous les quatre, chaudement habillés et nous sommes restés debout dehors pendant des heures sous les étoiles à scruter les montagnes, sans un mot.
Mes pensées se bousculaient, s’envahissaient les unes les autres, dans une ronde effrénée.
Je pensai à l’accident, pourquoi, comment…ils faisaient tellement attention ! et puis je songeai aux secouristes qui sont allés les récupérer, et annoncer ça aux parents.
Là, c’était trop de douleur, je n’osai imaginer, j’ai cherché quelque chose qui donne un sens à tout ça, qui le positive. Oui, ils sont partis jeunes, mais ils ont vécu pleinement, heureux.
Et puis, l’idée que « peut-être c’était écrit » et qu’il y a quelque chose « après », il n’y a que ça qui me rassure sinon à quoi bon ?
On a pris une rapide collation, et on est allés comme en pèlerinage jusqu’à la rimaye au pied de la pente. Dans la trace, on distinguait leurs pas, on n’a pas osé les fouler, on a marché à côté. La pente était magnifique vue d’en bas, et moins impressionnante que je ne craignais, et nous sommes revenus au refuge, apaisés par la beauté des lieux, mais tellement tristes.
Nous avons ouvert le livre du refuge. Les cahiers des refuges étaient alors respectés, les cordées notaient scrupuleusement les noms, prénoms, ville ou clubs des participants, la date et la course réalisée. Les remarques étaient concises, parfois un artiste poète ou dessinateur exprimait ses dons sur le papier, pour le plaisir de tous.
Maintenant, ces feuilles blanches servent malheureusement aussi de défouloir avec des gribouillis imbéciles sur deux pages, de papier pour allumer le feu ou noter les points à la belotte. Ce qui fait que la moitié des pages ont été arrachées, et celles qui restent ne couvrent qu’une petite période de l’année.
A cette époque, j’ai le souvenir qu’un seul de ces livres couvrait plusieurs années, ce qui fait que l’on avait une bonne idée de la fréquentation et des conditions rencontrées suivant les saisons et les années. C’était une mine d’or !
Ce qui était bien sympathique aussi c’est que l’on pouvait retrouver trace de ses propres exploits passés dans les livres conservés sur place.
Je n’avais pas encore eu le temps de le parcourir, c’est Bernard qui avait noté nos deux courses.
Nous nous sommes mis à rechercher minutieusement toutes les courses de la face Nord-Est, et c’est là que j’ai vu les petites croix…
Lorsque j’ai vu les premières, j’ai d’abord cru que c’était comme une référence de bas de page, mais j’ai vite réalisé de quoi il s’agissait car certaines étaient commentées.
Et c’est ainsi que j’ai découvert des descriptions de glissades effrénées dans cette face, des cordées seules ou une cordée en embarquant une autre, le tout se terminant très mal dans la rimaye. D’autres avaient réussi sans problème cette face, mais avaient été se tuer ailleurs, sur une autre montagne.
Il m’a semblé soudain que cette montagne des Courtes était d’un niveau supérieur à ce que nous faisions à ce moment, et que ça commençait à être vraiment sérieux au niveau alpinisme.
Il y avait heureusement aussi un récit qui m’a bien plu, et aussi un peu rassurée : il s’agissait d’un véritable miracle grâce à un alpiniste qui s’était retrouvé sans le vouloir à servir de point d’ancrage et de blocage d’une corde, chacun des coéquipiers passant de part et d’autre du sauveur malgré lui !
Je n’ai jamais compris comment cela s’est décidé, mais le jour d’après, il faisait encore bien nuit, nous marchions tous les quatre sous les étoiles vers cette face.
[i](à suivre…)
la suite est là : 7 – La grande pente[/i]